Jusqu’au 9 septembre a lieu à Taipei, au Musée national du palais, une exposition de joaillerie inédite. Deux mondes, l’Orient et l’Occident, mêlent magie impériale et splendeurs de la noblesse grâce à l’association de trois institutions de réputation mondiale : la Collection Cartier, le Musée du palais de Shenyang en Chine et le Musée national du Palais
L’évènement a été conçu pour faire date à Taipei. La soirée de lancement de cette exposition intitulée « Un style royal, les joyaux de la dynastie des Qing et des Cours occidentales » a semblé vouloir renouer avec les fastes d’antan : arrivée en limousine, tapis rouge et armée de grooms, cocktails et robes de soirée, musique de circonstance et petits fours, photographes et stars parées des créations Cartier comme la célèbre Maggie Q, actrice américaine, ou Brigitte Lin [林青霞] et Kwai Lun-mei [桂綸鎂], toutes deux actrices taiwanaises de renom, alors que se détachait dans la nuit moite de l’île, la silhouette subtilement éclairée, austère mais majestueuse, du Musée national du Palais (NPM).
Mais le luxe déployé à cette occasion pouvait paraître futile face à la remarquable beauté des pièces exposées, des bijoux d’une finesse admirable réunis pour illustrer un dialogue entre les civilisations placé à un niveau de sophistication qui force l’admiration. Le NPM exhibe ainsi 475 pièces, dont 174 issues de ses propres collections, 69 en provenance du musée de Shenyang, et 232 apportées par la Collection Cartier.
Plutôt que de s’attarder sur le tapis rouge, il valait donc mieux pénétrer l’espace d’exposition situé dans le bâtiment de la bibliothèque. Baignant dans une magnifique pénombre, apaisante et feutrée, dans laquelle dansent des ronds de lumière sous lesquels brillent les pièces, on découvre, précautionneusement et avec étonnement, un monde microscopique de luxe et d’élégance. L’éclairage savamment conçu contribue à mettre en scène l’exquis mariage des pierres et des métaux, l’extraordinaire richesse des matériaux, des couleurs et des formes ainsi que la beauté de leur assemblage.
Minaudière de la Collection Cartier en or rose, platine, saphir, émeraude cabochon, coraux, topazes, pierres de lune et émail noir conçue en 1927. (AIMABLEMENT FOURNIES PAR LA COLLECTION CARTIER)
Cette élévation particulière de l’esprit que procure ce spectacle unique trouve sa source dans un partenariat que le NPM a noué avec la Collection Cartier. « Nous avons accepté ce projet parce que la Collection Cartier est une institution de prestige et de réputation mondiale », explique Tsai Mei-fen [蔡玫芬], curatrice en chef au département des antiquités du NPM. Fondée en 1989, la Collection est au cœur de la politique patrimoniale de la marque et, détachée des préoccupations commerciales, elle fréquente avec assiduité les institutions muséales les plus réputées de la planète. Forte de ses 1 360 pièces, qu’elle rachète à des particuliers ou lors de ventes publiques, elle tisse la trame de l’extraordinaire histoire de la maison Cartier, fondée à Paris en 1847, tant sur le plan stylistique que technique, et s’érige en miroir d’une époque. On y trouve ainsi de somptueuses parures de joaillerie et une rare collection de diadèmes. En plus des modèles de montres classiques ou précieuses, elle rassemble également des pièces d’horlogerie d’exception telles que les pendules « mystérieuses » au mécanisme dissimulé, dont une est aujourd’hui exposée à Taipei. Pour Pierre Rainero, directeur Image, Patrimoine et Style chez Cartier, cet évènement est un heureux aboutissement : « Si cette exposition n’est pas la première en Asie, elle marque d’une pierre blanche l’histoire de la Collection Cartier, invitée régulièrement dans de grands musées de la région, comme à Tokyo, Séoul, Singapour, Shanghai et Pékin. L’exposition au Musée du palais de Pékin en 2009 fut également un événement important, mais la genèse du projet de Taipei est antérieure à cette date. » Ainsi, en prenant ses quartiers au NPM, et après le Petit Palais à Paris, le Musée de l’Ermitage, à Saint Petersbourg, le Metropolitan Teien Art Museum à Tokyo, le Metropolitan Museum of Art à New York, ou encore le British Museum à Londres, pour ne citer qu’eux, la Collection Cartier rallonge une liste déjà longue, d’autant que le NPM fait partie des musées les plus visités au monde. « Il se trouve que le NPM accueille aussi depuis quelques années de nombreux touristes chinois venus du continent. Les expositions de la Collection Cartier offrent à ces visiteurs du monde entier une vision de la permanence du style de la maison et du savoir-faire joaillier », rappelle Pierre Rainero.
Mais au NPM, on ne souhaitait pas seulement faire office d’écrin, si illustre soit-il, pour la collection Cartier. « Au début, nous avions pensé ne faire ouvrir qu’un bâtiment à part, mais nous ne voulions pas d’une exposition uniquement centrée sur Cartier. Nous avons souhaité qu’un dialogue se noue et que d’autres collections soient présentes. Deux ans après, une opportunité s’est présentée grâce aux pièces du musée de Shenyang avec lequel nous étions en contact. Nous avions de quoi construire une cohérence et une sorte de dialogue de civilisations. Pour ce faire, nous avons aussi demandé à Cartier que les pièces exposées soient toutes antérieures aux années 50 pour mieux les faire correspondre aux autres collections déjà présentes. La conception de l’exposition a donc pris un certain temps puisque l’idée a été une première fois évoquée en 2007 », détaille Tsai Mei-fen. « Ce projet est né il y a plusieurs années, grâce à la rencontre entre Louis Ferla, ancien directeur de Cartier Taiwan, et Chou Kung-shin [周功鑫], la directrice du NPM. Après sa visite dans les ateliers parisiens de Cartier, cette grande francophile et érudite a permis pour la première fois à un joaillier de franchir les portes de ce prestigieux musée, raconte de son côté, Pierre Rainero, qui souligne que c’est l’équipe du NPM, et en particulier le département des antiquités, qui a effectué le choix des pièces de la Collection Cartier et du musée de Shenyang. Elle a défini le parcours muséographique en trois thématiques : Symbole de noblesse, Le pouvoir de l’élégance et Quand l’Orient rencontre l’Occident. La conservatrice de la Collection Cartier et l’équipe du département patrimoine de Cartier sont venues à Taipei à plusieurs reprises pour partager leur connaissance de la Collection et l’expérience des expositions précédentes. Mais Cartier n’est pas du tout intervenu dans le choix des pièces. Cette exposition est réalisée à l’initiative et par l’équipe du musée, pour le public de ce pays. » Toutefois, chez Cartier Taiwan, dont la structure est distincte de celle de la Collection, on se réjouit de « pouvoir faire partager à nos clients, nos amis et nos relations, la fantastique histoire, toute la richesse et le savoir-faire de la maison Cartier. »
Une épingle à cheveux en forme de papillon dont le corps est en métal recouvert de plumes de martin-pêcheur, les ailes parées de rubis et de saphirs encadrés d’or et les antennes ornementées de perles blanches. Collection du NPM. (aimable crédit du musée national du palais)
Aussi, 69 pièces inestimables, que le Musée du palais de Shenyang a exceptionnellement accepté de prêter, viennent trouver leur place naturelle dans cette démarche de dialogue, de correspondances et de parallèles entre l’Orient et l’Occident. Beaucoup ont appartenu à l’Empereur Puyi [溥儀], le dernier de la dynastie Qing, monté sur le trône en décembre 1908, après le décès de l’Impératrice douairière, Cixi [慈禧], avant d’être forcé à abdiquer en février 1912 par le général Yuan Shi-kai [袁世凱] et de rester prisonnier de la Cité Interdite, à Pékin, jusqu’en 1924. La collection comporte également des objets ayant appartenu à l’Impératrice Wanrong, [郭布羅.婉容], l’épouse de Puyi, et représente une remarquable continuité des collections du NPM. On peut notamment s’étonner devant cette montre de poche pour femme de la célèbre marque Roxy, et qui a appartenu à l’Impératrice. Le corps de la montre est fait d’argent et épouse la forme surprenante d’un fruit. Cette pièce s’inscrit parfaitement au cœur du dialogue entre l’Orient et l’Occident, à une époque où les ports ouverts en Asie étaient le vecteur d’une influence mutuelle et réciproque, et illustre la manière dont les techniques et les éléments étaient adoptés d’un endroit du globe à l’autre. « Notre ambition est de proposer ce dialogue entre l’Est et l’Ouest, d’offrir une promenade entre les fastes impériaux de la Cour des Qing et les codes de la noblesse occidentale, explique Tsai Mei-fen, et de comparer la beauté brute des parures du pouvoir impérial avec l’art consommé du bijoutier Cartier de dessiner des créations uniques destinées aux familles royales et à la noblesse de cette époque. »
Dans cette perspective, les objets du NPM constituent le premier terme de cette conversation royale. Le parcours s’organise autour de trois étapes muséologiques : Rituels royaux, élégance ultime et Quand l’Occident rencontre l’Orient. Les bijoux de la dynastie Qing n’étaient en effet pas simplement conçus pour exprimer la beauté ou la rareté des matériaux comme en Occident, mais plutôt la connotation morale qu’on leur prêtait. Ainsi, les perles orientales étaient très estimées parce qu’elles provenaient de la région des ancêtres des Mandchous. D’autres pierres comme le lapis-lazuli, mais aussi l’ambre, le corail ou le turquoise, ont été utilisés pour adorer les divinités du ciel, la terre, le soleil et la lune. Ils ont trouvé leur raison d’être dans des associations métaphoriques avec les couleurs, les motifs et les dessins d’ornements, chargés souvent de véhiculer des souhaits de bonne fortune, de longévité et de sécurité. Ces codes complexes, en vigueur à la Cour et pour chacun de ses membres, ont d’ailleurs été compilés dans le Catalogue d’images de la mise en place des rites impériaux, en quatre épais volumes, sous le règne de l’empereur Qianlong [乾隆] en 1777. On est effectivement bien loin, en apparence, des codes vestimentaires en vigueur chez les grandes familles royales d’Europe et les dynasties d’industriels, depuis toujours clientes de Cartier. « L’exposition débute par la mise en scène du classicisme éternel et immuable des membres de la Cour impériale, puis par celle d’une joaillerie d’apparat qui reflète les différents styles dans la mise en valeur de la beauté féminine, en Europe et en Asie, pour finalement trouver les correspondances à différentes époques et dans différents contextes entre l’Orient et l’Occident, sur le plan des styles, des matériaux et des techniques », précise-t-on au NPM.
Conçue en 1923, cette pendule en or, platine et cristal de roche a un dessin qui s’inspire des temples shinto du Japon. Elle est la première d’une série de six. (AIMABLEMENT FOURNIES PAR LA COLLECTION CARTIER)
En visitant l’exposition, on peut par exemple détailler avec délice une épingle à cheveux de la collection du NPM en forme de papillon en plumes de martin-pêcheur, agrémentée de rubis et de saphirs, encadrée d’or et ornementée de perles blanches. Le corps de l’épingle est cintré de filigrammes d’or et incrusté de turquoises tandis que les grandes ailes sont serties de pierres précieuses. On peut également longuement caresser des yeux cet étui à cigarettes russe taillé d’une seule pièce dans de la néphrite, équipé d’un cordon de soie noire, et qui fut vendu en 1914 par Cartier à Nancy Lee, la veuve du milliardaire américain W.B. Leeds. On ne peut également rester indifférent devant l’exquise broche montrant une panthère en platine, or blanc et diamants dressée sur un saphir de 152,35 carats, une pièce créée en 1949 par Cartier pour la duchesse de Windsor, Wallis Simpson, une fidèle cliente du bijoutier français pour l’amour de laquelle Edward VIII abdiqua en décembre 1936. Dans la partie portant sur la rencontre entre l’Orient et l’Occident, le collier en platine et diamants créé en 1928 pour Sir Bhupindar Singh, le maharajah de Patiala, représente l’une des pièces emblématiques de la Collection Cartier.
Dès les premiers jours, l’exposition a attiré beaucoup de monde et au NPM, on la qualifie déjà de succès. « Nous espérons que cette exposition réservera au visiteur quelques surprises sur l’Asie et ses différences d‘avec l’Occident », confie Tsai Mei-fen. Pierre Rainero n’est pas moins enthousiaste : « Cette exposition renforce la légitimité d’une collection commencée il y a plus de 30 ans, chaque nouvelle exposition apportant sa pierre à l’édifice de l’analyse du style d’une maison, et au-delà de celle-ci plus largement à l’histoire des arts décoratifs. » Il ajoute : « La Collection Cartier, comme la maison Cartier, a la vocation d’être généreuse : elle appartient au patrimoine des arts de la joaillerie et à ses admirateurs. » Et on peut penser qu’ils seront de plus en plus nombreux à Taipei.